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Les imagiers de la cathédrale ont puisé , au moins peut-on le penser, dans le bestiaire d’Esope et de ses célèbres fables (bien antérieures à Jean de La Fontaine)

C’est sans doute aussi de ces inspirations qu’est né le célèbre Asne qui vielle que l’on trouve au Sud, pas loin de l’Ange au Cadran.

Si dans la Tradition populaire, l’âne est symbole d’ignorance, ici, « l’Asne à la Lyre » représente aussi un message similaire au regard des non initiés.

Il peut être assimilé à une « récupération » de la fable de Phèdre

«  L’âne, voyant une lyre abandonnée par terre dans une prairie, s’approcha et essaya les cordes avec son sabot, elle résonnèrent dès qu’il les toucha : « joli instrument parbleu, mais c’est mal tombé dit l’âne, car je ne sais pas en jouer. Si quelqu’un de plus savant l’avait  trouvé, il eût charmé les oreilles par de divines mélodies » (Fable 117 Asinus et lyra)

Boèce (470-525) reprend l’image de l’âne de Phèdre, incapable de jouer de l’instrument et la met dans la bouche de dame Philosophie qui interpelle ainsi celui qui ne l’a pas comprise

«  Entends tu mes paroles, où est-tu comme l’âne devant la lyre ? » (La consolation de la philosophie)

Ce « concept » de l’âne musicien symbole de l’ignorance est courant dans le bestiaire médiéval. Si ici l’âne est perçu comme incapable de se mettre au diapason de la création, il rappelle au visiteur de la cathédrale , comme il le rappelait aux paiens et aux chrétiens par trop matérialistes, que dans leur grossière ignorance, ils ne peuvent approcher l’essence des choses.

Il semble dire ici « ne soit pas comme l’âne à la lyre , ouvre tes yeux, regarde , cherche et tu trouveras »

Ce grand livre de pierre est ouvert devant toi, il te suffit d’y être attentif pour en décrypter les pages……….

 

Jean VILLETTE nous parle de l'Ane qui vielle dans son livre sur les Portails de la Cathédrale (1)

L'Ane qui vielle, connu sous ce nom depuis des générations, occupe à droite. de l'ange le contrefort médian du clocher. C'est localement une oeuvre très popu­laire. Mais il ne s'agit pas, comme on le dit trop souvent, d'un simple amusement  de sculpteur. Nulle part ailleurs l'âne musicien n'atteint une aussi grande taille et n'est aussi bien mis en valeur, preuve qu'on a voulu l'imposer à la réflexion du passant. C'est donc, malgré les apparences, un sujet sérieux. Or, un sujet sérieux peut être traité avec humour.

Il existe un certain nombre de représentations sculptées de "l'âne musicien", de "l'âne à la lyre". La plus ancienne connue est certainement celle d'Our, en Chaldée, qui appartient à l'art sumérien et remonte à 3 000 ans environ avant Jésus-Christ.

La plupart de ces représentations sont en France (une bonne quinzaine) et ces ânes ornent généralement des chapiteaux de l'époque romane. On en voit également au moins deux en Angleterre, dont un sur un chapiteau de la crypte de la cathédrale de Cantorbéry. On l'a muni de doigts pour qu'il puisse jouer de son ins­trument et il a même des ailes.

Or, l'Ane qui vielle de Chartres - qui tient non pas une vielle mais une lyre à sept cordes - n'en joue pas22. Il en serait bien incapable car il n'est pas physique­ment équipé pour pincer les cordes d'un instrument de musique. Tout au plus peut-il les heurter de l'un de ses sabots. Il rit lui-même de sa maladresse, la bouche largement fendue. Or, une locution grecque populaire, "onos luras" (l'âne à la lyre), s'employait pour parler de l'inadaptation de quelqu'un. Vers le début du Ve siècle, une lettre de saint Jérôme cite le proverbe grec "onôï lura", qui pose la question: pourquoi donner une lyre à un âne puisqu'il ne peut en pincer les cordes?

Nos ânes musiciens romans ont été inspirés par Boèce, savant humaniste et homme d'Etat du Vie siècle - qui figure en tant que spécialiste de l'arithmétique parmi les Arts libéraux du Portail Royal - dont l'influence fut chez nous considé­rable. Un manuscrit latin datant de 1200 environ, que conserve la Bibliothèque Nationale, fait allusion - partiellement en grec - à "l'âne à la lyre de Boèce" : "onos liras boetii".

Si l'on se reporte au texte de Boèce, on constate qu'il reprend les paroles du psaume 92/91 : "L'insensé passera à côté sans voir: l'imbécile n'y comprendra rien". L'âne n'est donc pas ici, comme l'ont prétendu plusieurs auteurs, pour don­ner quelque leçon de morale, mais pour inviter à comprendre. Sans doute s'agit-il de comprendre la cathédrale elle-même. Le message de l'âne s'adresse depuis des siècles à tous les passants et il attirait jadis d'autant mieux l'attention qu'il dominait un étroit passage entre le Clocher Vieux et l'Hôtel-Dieu, stupidement démoli en 1869 pour améliorer la circulation. Ainsi a été perdu un superbe édifice des environs de 1200, dont il nous reste des photographies et plusieurs colonnes avec leurs chapiteaux.

Dans une comédie en vers latins, datant du dernier quart du XIIe siècle et intitulée Babio, du nom de son personnage principal, on relève cette interrogation: "Quand donc, malheureux, seras-tu sage? Lorsque le petit âne jouera de la cithare ?", Autrement dit, aux calendes grecques, c'est-à-dire jamais, puisque le petit âne est incapable de pincer des cordes. Ce passage nous éclaire d'autant mieux que proba­blement la comédie en question fut écrite et jouée à Chartres - jouée aussi, semble-t-il, en Angleterre -. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque Chartres fut l'un des plus grands centres intellectuels d'Europe. Dans un autre passage de la même oeuvre, la Parque Lakhésis, qui tire le fil du Destin, est interpellée. Ce qui expliquerait notre "Truie qui file", dont on parle encore chez les Chartrains, bien qu'elle ait disparu.

Enfin, une lettre d'Abélard, de peu antérieure à 1142, contient cette phrase d'une signification lumineuse: "II est un âne devant une lyre le lecteur qui tient un livre et n'en comprend pas le sens", Or, la cathédrale n'est-elle pas un livre dont le sens est à découvrir?                                                              .

Le socle de l'Ane qui vielle s'orne de deux personnages caricaturaux qui ne sont pas sans intérêt.

22 - A propos de l'Ane qui vielle, des considérations nouvelles ont été apportées par l'abbé Guy Villette, qui lui a consacré un long article dans l'ouvrage intitulé La cathédrale de Chartres, oeuvre de Haut Savoir (Ed. J.M. Garnier, Chartres 1994). " a en même temps abordé la signification de la Truie qui file et de l'Ange au cadran. On lui doit aussi les traductions du texte latin et du texte en vieux français du Livre des Miracles, si utiles pour connaître l'histoire de la cathédral_, en la débarrassant des naïvetés et légendes qui ont circulé depuis. C'est lui également qui a signalé à l'auteur la lettre d'Abélard citant l'âne à la lyre.

Bernard GASTE avril 2006

 

 


[1]Pour aller plus loin

Jacques VOISENT Bestiaire Chrétien  Presse Universitaires du Mirail 1994

Jean Paul RONECKER , Le symbolisme animal , Editions Dangles 1994

BOECE , Consolation de la philosophie , Guy Trédaniel 1981