Essai conférence présenté à un groupe d'amis venu visiter la cathédrale
par Bernard GASTÉ
travail de recherche et compilation
Une fois l’argent éprouvé, on le remettait aux Maîtres d’œuvre attachés au Temple de Yahvé et ceux-ci le dépensaient pour les charpentiers et les ouvriers du bâtiment qui travaillaient au Temple de Yahvé pour les maçons et les tailleurs de pierre, et pour acheter le bois et les pierres de taille, destinés à la réparation du Temple de Yahvé, bref pour tous les frais de réparation du temple.
(II Rois, XII, 12-13) (Bible de Jérusalem)
En l'espace de seulement deux siècles, quelque quatre-vingts cathédrales furent construites en Europe! Malgré les effets du temps, leur beauté reste intacte. Pourtant, elles ne furent bâties ni pour réaliser une «oeuvre de prestige» ni pour «faire joli dans le décor». A une époque où la grande majorité de la population était traitée comme du bétail, la cathédrale fut l'affirmation la plus visible et la plus indéniable du pouvoir créateur de l'homme - son étincelle divine. A propos de sa basilique, l'abbé Suger de Saint-Denis écrit: «Le pouvoir admirable d'une raison unique et suprême efface la disparité entre les choses humaines et divines grâce à une composition adéquate, et ce qui paraît mutuellement en conflit par l'infériorité de son origine et la contrariété de sa nature, se trouve conjoint par la simple et éclatante concordance d'une harmonie bien tempérée supérieure.» Cette idée d'effacer «la disparité entre les choses humaines et divines» représentait un véritable défi à l'ordre féodal.
Il est bien entendu normal de se poser la question du financement de ces constructions que sont nos cathédrales ; de se poser aussi la question de qui étaient ces ouvriers qui œuvraient avec tant d’ardeur, mais aussi comment se fournissait-on en matériaux ?
Quand on pense que la forêt (Charpente) de notre Dame de Paris a « coûté » 800 chênes, l’on imagine bien qu’une des conditions sine que non était d’avoir a proximité du chantier des bois et des forets pour se fournir en matière première. Mais aussi il fallait, dans un endroit aussi situé à proximité, tant que faire se peut, une carrière et…..de l’eau (tant pour un moyen de transport que pour la constitution des mortiers)
A Chartres ces conditions étaient réunis, l’eau passe au pied du « tertre sacré » la carrière est à Berchères les Pierres (d’où le nom de la pierre qui servit à la construction de l’édifice) et les bois et forêts ne manquaient pas alentour (souvenons nous un instant de la fameuse forêt des carnutes).
Notre propos s’attachera à faire un détour par les origines, par l’adoration de Marie en pays Carnute, par l’Ecole de Chartres, enfin par ce qu’était le Chantier Cathédrale.
Les Origines
César fait état de cérémonies druidiques à Autricum (Chartres) avec culte des eaux. Comme le souligne l'Abbé BULTEAU dans son NOTRE-DAME DE CHARTRES ou Histoire abrégée de cette célèbre madone Premier jour (page 1 à 7) que l'on pourrait intituler: De la présence des druides à Chartres
Un siècle avant l'ère chrétienne, Chartres était déjà une ville très importante: là se trouvait le sanctuaire par excellence des druides ou prêtres gaulois et le siège de leur tribunal souverain; là se trouvaient le Milieu Sacré de la Gaule et le grand Némète ; en un mot, c'était le centre du druidisme et de l'action religieuse pour nos ancêtres païens. « A une époque fixe de l'année, dit César au sixième livre de ses Commentaires, les druides s'assemblent sur le territoire des Chartrains, qui est considéré comme le centre de la Gaule, dans un lieu consacré »(1).
Or, d'après la tradition constante de l'Eglise de Chartres, c'est, dans ce lieu consacré, qu'un siècle avant 1. - C les druides érigèrent un autel et y placèrent une statue avec cette célèbre inscription: VIRGINI PARITURAE, à la Vierge devant enfanter, selon la pratique des Gaulois qui gravaient des inscriptions sur leurs monuments religieux. Cette statue druidique est restée à travers les siècles le palladium de Chartres, l'égide des Chartrains, Camutum tutela.
L'érection de la statue de la Vierge-Mère est l'objet principal de la tradition chartraine. En effet, la Vieille Chronique de la cathédrale, écrite vers 1383, le constate en ces termes si formels: « En feuilletant les histoires et les écrits de nos pères, ainsi que nos vieux volumes et nos antiques chartes, on trouve que l'Eglise chartraine a été fondée en l'honneur de la Vierge qui doit enfanter, longtemps avant la naissance de cette bienheureuse Vierge. Elle a été fondée par ceux qui sont appelés druides, nom célèbre dans l'histoire. Instruits par une inspiration divine et par les oracles des prophètes, ils firent sculpter l'image d'une Vierge portant son fils en son giron, et ils la placèrent dans un lieu secret, parmi leurs idoles, afin de l'honorer et de l'adorer »
Un autre manuscrit plus ancien vient corroborer ce récit de la Vieille Chronique: « l'Eglise cathédrale de Notre-Dame de Chartres a été dédiée à la Vierge devant enfanter avant la naissance de N.-S. J.-C. On assure que sa statue fut placée parmi les idoles des païens et des druides, comme il conste des livres capitulaires de cette Eglise »
De nos jours, pour imprimer un caractère officiel à cette antique tradition, notre pieux Prélat n'a pas craint de dire dans sa lettre pastorale du 15 août 1860: «C'est un fait appuyé sur une tradition constante, que les druides, avant la venue du Sauveur, honoraient à Chartres la Vierge qui devait enfanter, Virgini pariturœ ; sans doute par quelque connaissance parvenue jusqu'à eux de la prophétie d'Isaïe: Une Vierge concevra et enfantera un fils.
Avec quel cérémonial la statue druidique a-t-elle été érigée? Nos traditions sont muettes sur ce point. (…)
Plus tard est édifié un temple gallo-romain dédié à Coré (ou Perséphore) qui unie à Hadès Dieu des enfers, remonte sur la terre au printemps et retourne au monde souterrain à l'époque des semailles. Coré symbolisait ainsi l'alternance des saisons, la nécessité de passer par la mort pour renaître.
Certains prétendent que la première église remonterait au IVème siècle.(vers 350), mais nous n'en avons aucune preuve.
La vie de Saint Bethaire, évêque de Chartres au VIème siècle, mentionne la présence d'un autel de la vierge, sans préciser si l'édifice lui était consacré.
C'est un manuscrit du VIIIème siècle qui fait apparaître pour la première fois le nom de l'Eglise de Sainte Marie de Chartres.
On peut relever quatre destructions successives, d'abord en 743, par Hunald le Duc d'Aquitaine et ses Wisigoths, en révolte contre Pépin, qui y mirent le feu, ensuite par les Vikings en 858, le 12 juin. Après cette destruction, l'évêque Gislebert releva l'édifice. TI reste aujourd'hui de cet édifice la crypte Saint Lubin, la plus profonde. Elle comporte des parties plus anciennes, notamment des murs gallo-romains, mais ceux-ci ne semblent pas avoir appartenus à un monument religieux.
Vers 876, peut être à l'occasion de la dédicace de la cathédrale reconstruite, Charles le chauve fit don d'une précieuse relique que son grand père Charlemagne avait reçue des souverains de Constantinople, un vêtement regardé comme ayant appartenu à la vierge et qu'on appellera pendant des siècles la « sainte chemise». Deux cents ans plus tard, un architecte nommé
Teudon, qui était en même temps orfèvre, fut chargé de faire une châsse en bois de cèdre plaquée d'or où la relique fut enfermée. C'est ce même architecte qui, en 962, refit la couverture et la façade de l'église. Elle fut de nouveau incendiée, du moins partiellement le 5 août 962 par Richard 1er, duc de Normandie en guerre avec le comte de Chartres, Thibault le tricheur. TI ne semble pas qu'alors d'importants travaux de reconstruction furent nécessaires.
Dans la nuit du 7 au 8 septembre 1020, un incendie accidentel ruina la cathédrale du IXème siècle. L'évêque d'alors, saint Fulbert, un des hommes les plus cultivés d'occident, dont vous pouvez voir aujourd'hui la statue sur le parvis, hommage de la ville à cet homme illustre, conçut pour sa nouvelle cathédrale (qui n'est pas l'actuelle comme le pense à tort nombre de gens) un plan gigantesque. Ces travaux furent confiés, semble-t-il, au maître maçon Béranger.
La crypte nouvelle était achevée en 1024 et la dédicace de la cathédrale édifiée au-dessus fut célébrée le 17 octobre 1037 par Thierry, successeur de Fulbert. Ce dernier était mort en 1028.
La largeur exceptionnelle du vaisseau ne permettait à aucun technicien du XIème siècle de la concevoir voûtée en pierre. TI était donc couvert d'une charpente apparente prenant appui sur les murs latéraux. En 1134, le 5 septembre, un incendie ravagea la majeure partie de la ville. Le chroniqueur qui le rapporte signale que les flammes n'ont pas atteint la cathédrale. On profita sans doute de ce que le terrain se trouvait libéré pour allonger l'édifice, après avoir c'est vraisemblable - abattu la tour-porche du XIème siècle. Dès 1134, on dut commencer la construction du clocher nord (clocher neuf) et peu après, vers 1142, celle du clocher sud (clocher vieux). Robert de Thorigny, abbé du Mont Saint Michel, de passage à Chartres en 1145, a écrit dans ses notes qu'il avait vu les tours en construction. Le portail sud construit on "l'admet généralement, où même déjà vers 1142, peut être, on entrepris de sculpter les éléments du portail royal. Le 10 juin 1194, un incendie dont la cause est inconnue détruisit en grande partie la ville haute et la cathédrale fut si sévèrement atteint qu'il fallut songé à la reconstruire. Les cryptes restaient intactes; la façade récemment édifiée avec ses deux tours put être conservée. Seule la tour sud était complète. On a cru d'abord que la « saint chemise» avait disparue dans l'incendie, ce qui toucha un peu plus le moral des chartrains, mais des clercs l'avait abrité dans la crypte située sous le maître autel, ils n'avaient pu remonter parce que la trappe de fer s'était refermée sur eux les protégeant du même coup des écroulements de la charpente et des coulures de la fonte du toit en plomb. La joie succéda à l'abattement. Un élan de générosité et d'ardeur pris son essor pour la reconstruction de la cathédrale. Nous ne connaissons pas le nom du maître maçon, comme pour la plupart des cathédrales entreprises au XIIè ou au début du XIIIè, qui établit le projet de l'édifice. Les travaux s'échelonnèrent jusqu'en 1220, année de pose des voûtes. La cathédrale actuelle ne fut achevée qu'en 1260, année de la dédicace, en présence dit-on de saint Louis. En 1836, la forêt, la charpente de bois a brûlé lors d'un nouvel incendie et a été remplacée par une structure métallique, l’actuelle charpente.
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Nous ne pouvons toutefois nous passer de parler de l’école de Chartres et de son initiateur : Fulbert de Chartres et du courant de pensée de l’époque en évoquant aussi St Bernard.
A - Fulbert arrive à Chartres, prêt à enseigner les arts libéraux avec, dans ses bagages, les traités de Gerbert. Il acquiert une telle notoriété que l'on vient de Tours, de Besançon, de Poitiers, d'Orléans... et même de Liège ou Cologne pour l'entendre. En 1006, il est nommé évêque de Chartres par Robert le Pieux et mobilise le soutien de souverains comme Etienne de Hongrie et Cnut du Danemark pour le financement de cathédrales. Toutefois, il ne réserve pas son savoir aux «élites». En témoigne une représentation de Fulbert dans un obituaire du XIème siècle où on le voit enseigner non seulement aux hommes mais également aux enfants et aux femmes.
Le grand apport de Fulbert est double.
D'abord, en ce qui concerne la musique, Fulbert passe pour être un chantre exceptionnel. C'est lui, avec son ami Sigond, qui développera la forme polyphonique dans la composition musicale, brisant ainsi avec la monotonie des mélodies grégoriennes.
Ensuite, au niveau philosophique, il ancre l'école de Chartres dans un courant platonicien. Il place Platon au-dessus de tous les penseurs de l'Antiquité et sera lui-même surnommé «vénérable Socrate» par ses élèves. Ainsi, il situe la connaissance non pas dans le monde de la perception sensorielle mais dans celui des idées. Savoir ne consiste donc pas à faire l'inventaire des objets contenus dans l'Univers et à les classer, comme le pensait Aristote, mais à émettre des hypothèses sur les principes qui sous-tendent la marche de l'Univers.
Même si Aristote est étudié dans le cadre de la logique formelle, sa manière d'appréhender le monde se trouve rejetée. Fulbert prendra d'ailleurs part à une controverse théologique avec Bérenger de Tours sur la question de la présence réelle du Christ dans l'eucharistie. Néanmoins, le problème que représentait la pensée de Bérenger dépassait largement le cadre de la polémique sur un point de doctrine. En effet, Bérenger se prétendait défenseur de la raison, puisque nous sommes faits à l'image de Dieu, mais son approche était purement matérialiste. Selon Bérenger, l'expérience sensible est l'unique moyen de la connaissance: «Il n'existe que ce que l'on voit et ce que l'on touche et l'on voit que la substance connaturelle à l'accident (...). Toute réalité est individuelle, aucune n'est universelle: car le sens, juge suprême de toute existence, ne perçoit que le particulier. L'Universel donc, objet de l'idée, n'existe pas, n'a pas de réalité : ce n'est qu'un concept ou, si l'on veut, un nom.» Ainsi, l'homme serait incapable de découvrir une loi ou un principe universels. Or tout l'enseignement de l'école de Chartres vise précisément à rendre intelligibles les lois de l'Univers et affirme que l'on peut découvrir des choses que l'on ne peut ni voir, ni sentir, ni toucher.
Grâce à l'Heptateuque, le traité des sept arts libéraux rédigé par Thierry de Chartres au XIIème siècle, nous connaissons bien les matières qui étaient étudiées à Chartres. Les sciences profanes étaient divisées entre le trivium et le quadrivium.
Le trivium comprend:
1) la grammaire: composition en prose et en vers ainsi qu'étude des auteurs classiques latins;
2) la réthorique: composition d'essais d'éloquence sacrée ou profane;
3) la dialectique: les travaux d'Aristote servaient de base pour la logique abstraite mais l'accent était mis sur des auteurs tels que saint Augustin, Boèce, Scot Erigène ou Denys l'Aéropagyte.
Le quadrivium était de loin plus fondamental que le trivium. Thierry de Chartres explique, en effet, qu'il y a «quatre types de raisonnement qui portent l'homme à la connaissance du Créateur et précisément: la démonstration de l'arithmétique, de la musique, de la géométrie et de l'astronomie».
1) L'arithmétique et la géométrie: on étudie les travaux d'Euclide, Pythagore, Platon et Boèce, ainsi que les traités plus récents comme ceux de Gerbert. En parcourant la correspondance de deux écolâtres de Chartres, Ragimbald de Cologne et Rodolphe de Liège, on apprend qu'une grande attention était portée aux problèmes d'incommensurabilité. Ils discutent, entre autres, du problème du doublement du carré et arrivent à la conclusion qu'on ne peut résoudre ce problème que par la géométrie et non par l'arithmétique. Ainsi, ils démontrent que la mathématique permettant de mesurer le côté d'un carré est inadéquate pour mesurer la diagonale de ce même carré: il est nécessaire de passer à une mathématique supérieure. Dès lors, on comprend qu'il est erroné de chercher à mesurer le monde physique avec un seul étalon, en l'occurrence l'algèbre.
2) La musique: déjà sous Fulbert, l'enseignement de la musique est très important à Chartres. Très rapidement, on y verra naître une grande école de chant, profane et sacré, accompagné parfois au luth, à la lyre ou à l'orgue. Il apparaît clairement que pour exprimer une idée en musique une seule ligne musicale - la monodie - n'est pas suffisante. C'est ainsi que Francon de Cologne écrit dans son De Diaphonia que la deuxième phrase musicale peut s'affranchir de la première et la suivre avec des notes de longueurs variées, avec des intervalles multiples et des mouvements différents.
3) L'astronomie: l'on étudie principalement les écrits de Bède, d'Abbon, de Denys le Petit ainsi que de certains savants arabes. Rodolphe de Liège, écolâtre de Chartres, profitait même de la messe pour expliquer le fonctionnement de l'astrolabe, un instrument à visée qui permet de déterminer l'emplacement des astres. En considérant l'harmonie de l'Univers comme le reflet du Créateur, on efface toute contradiction entre science et foi. Thierry de Chartres dit que «mettant de l'ordre à ce qui était désordonné, [Dieu] se rendait visible même à celui qui a peu de connaissance». Cette harmonie ne doit cependant pas être observée par un spectateur passif et en dehors de la Création. Platon explique dans le Timée que «Dieu a inventé et nous a donné la vue afin qu'en contemplant les révolutions de l'intelligence dans le ciel, nous les appliquions aux révolutions de notre pensée qui, bien que désordonnées, sont parentes des révolutions imperturbables du ciel».
Ainsi, avec l'école de Chartres, on assiste à une bataille sans relâche contre la superstition et l'obscurantisme. Nous ne sommes pas, en effet, prisonniers d'un torrent irrationnel (les scientifiques sérieux diraient aujourd'hui «le hasard») qui nous entraîne vers notre destin. Guillaume de Conches, écolâtre de Chartres, écrit: «Ce qui importe, ce n'est pas que Dieu ait pu faire cela, mais d'examiner cela, de l'expliquer rationnellement, d'en montrer le but et l'utilité. Sans doute Dieu peut tout faire, mais l'important c'est qu'il ait fait telle ou telle chose. Sans doute Dieu peut d'un tronc d'arbre faire un veau, comme disent les rustauds, mais l'a-t-il jamais fait?»
L'homme au centre de la Création
C'est au XIIème siècle que l'on verra l'apogée de cette pensée, incarnée par Thierry et Bernard de Chartres, Honorius d'Autun, Guillaume de Conches, Abélard et Suger.
Leur message est clair: l'homme n'est pas une «denrée» ou un «bien» que possède le seigneur. Il n'est pas une créature parmi tant d'autres. Honorius d'Autun affirme que «(...) même si tous les anges étaient restés dans le ciel, l'homme avec toute sa postérité aurait pourtant été créé. Car ce monde a été fait pour l'homme et par monde j'entends le ciel et la terre et tout ce qui est contenu dans l'univers». N'en déplaise aux seigneurs, Dieu a créé le monde pour tous les hommes, y compris le plus pauvre des serfs et, de plus, chaque homme possède une qualité divine.
Cette qualité n'est pas une sorte de «force» magique qu'il suffit d'invoquer pour qu'elle apparaisse. Il ne s'agit pas, non plus, de suivre les indications d'une «recette» comprenant les différents ingrédients de la connaissance humaine.
La créativité de l'homme peut s'exprimer dès que celui-ci accède à l'intelligibilité du monde et s'engage ensuite à le transformer et l'améliorer. Thierry de Chartres, professeur d'Abélard et chancelier de Chartres entre 1120 et 1153, distingue les différentes facultés de l'âme: «Ainsi l'âme reste au niveau de la bête quand elle est prisonnière de la sensation et de l'imagination. Mais elle reste le propre de l'homme quand elle se met au service de la raison. Mais quand elle s'élève jusqu'aux idées et devient discipline, de cette manière-là elle devient supérieure aux hommes, parce qu'elle fait exclusivement usage d'elle-même. Et enfin, quand elle s'efforce de s'élever, dans les limites de ses capacités, à la simple totalité unificatrice, et qu'elle élève la pensée jusqu'à l'intelligibilité, alors elle use d'elle-même, au-dessus d'elle et devient un dieu.»
Tout se résume-t-il à la connaissance du monde ou à la croyance en Dieu? Que ce soit dans son activité, ses études ou sa foi, l'homme doit agir par amour du prochain. Thierry de Chartres explique que «la foi, en fait, se comprend en deux sens: "foi-vertu" qui correspond à la définition: "la foi est la substance des choses espérées et l'argument des choses invisibles", une telle foi est l'union de la pensée à Dieu et nous accédons à l'amour par cela même que nous croyons, et "foi-croyance", avec cela nous croyons que les trois personnes, le Père, le Fils, le Saint-Esprit appartiennent à une seule substance, une seule divinité. (...). La foi dont s'est soustrait l'amour n'est plus vertu: si, en fait, elle restait vertu, nous devrions reconnaître au diable la possession d'une vertu du fait qu'il croit à l'incarnation du Christ, sa vie parmi les hommes, sa crucifixion, sa passion, résurrection et ascension : il connaît tout cela mieux que s'il l'avait vu avec les yeux du corps, et en plus il craint le commandement de Dieu, mais il ne l'aime pas.»
Ainsi, nous ne nous trouvons pas dans un idéalisme béat où il suffit d'être croyant pour être chrétien, et d'étudier pour être intelligent. Dans son De sex dierum operibus, explication de la Création par le Timée de Platon, Thierry de Chartres explique que «les causes de la réalité du monde sont quatre: la cause efficiente, c'est-à-dire Dieu; la cause formelle, c'est-à-dire la sagesse de Dieu; la cause finale, c'est-à-dire sa bonté; la cause matérielle, c'est-à-dire les quatre éléments». Si l'homme est créé à l'image de Dieu et qu'il possède lui aussi cette qualité créatrice, il doit alors comprendre les lois de l'Univers (la sagesse de Dieu) pour y intervenir (les quatre éléments) et améliorer le monde dans lequel il vit (la bonté). Ces différents éléments sont absolument indissociables.
La construction des cathédrales - oeuvres d'art et de science - s'inscrit parfaitement dans cette pensée. Le défi technologique qu'elles représentent va en effet nécessiter une meilleure compréhension des lois de la nature mais également davantage d'hommes éduqués, davantage de nourriture, d'énergie et d'outils plus performants - c'est-à-dire que tous les progrès qui verront le jour sur ces chantiers auront des répercussions sur l'ensemble de l'économie. C'est là qu'il faut trouver l'explication à l'essor démographique européen et à l'urbanisation entre les XIème et XIVème siècles (1).
(Note 1 : Une conséquence directe de ces chantiers, c'est la mécanisation des moyens de production: grâce à l'arbre à came, on transforme le mouvement circulaire en mouvement alternatif, ce qui permet, avec une aisance sans précédent, d'écraser les céréales, fouler les draps, scier, presser les minerais, actionner les soufflets à hauts-fourneaux ou les marteaux à forge. La mécanisation du travail de la forge permet, par exemple, de construire en grande quantité des outils en acier plus résistants et plus précis. Avec ces progrès, davantage de maisons seront construites en pierre et les outils de défrichement et agricoles seront plus efficaces.)
L'opposition de Bernard de Clairvaux
Cette vision optimiste de l'homme n'était pas partagée par tous. Une opposition virulente naîtra au sein même de l'Eglise, par l'action de Bernard de Clairvaux. Celui-ci arrive au monastère de Cîteaux en 1112 avec une trentaine d'amis, «des clercs lettrés et de haute naissance, des laïcs puissants dans le siècle et non moins nobles». Ce fils de seigneur donnera une impulsion majeure à l'extension de l'ordre cistercien.
En fait, Bernard de Clairvaux introduit l'esprit de la chevalerie parmi les cisterciens. Issu de l'aristocratie militaire, il considère l'ordre féodal comme parfait puisque voulu par Dieu. Il est normal à ses yeux que les chevaliers ordonnent et que les autres disposent - c'est son interprétation très libre de la hiérarchie céleste. Cîteaux incarne ainsi parfaitement, au sein d'une communauté, la structure sociale féodale. Elle se divise en deux classes: les moines de choeur et les convers.
Les premiers viennent du monde des seigneurs, du clergé et de la chevalerie. Leur éducation est faite et donc, même s'ils travaillent (un peu) de leurs mains, ils sont prédisposés à participer à la célébration liturgique.
Les seconds sortent des basses classes de la paysannerie. Ils sont considérés comme des rustres et sont destinés à le rester.
Les deux classes sont bien définies et séparées. L'historien Georges Duby, admirateur de saint Bernard, décrit l'univers des convers de la manière suivante: «Les convers sont parqués à l'écart; ils ont leur propre dortoir, la salle où ils mangent, sur le pouce, à proximité des celliers. Des murs sans ouverture isolent leur quartier de celui des moines de choeur. Il leur faut se faufiler par une ruelle étroite, aveugle, jusque dans l'église, au fond de laquelle ils restent cantonnés, troupeau muet, plus noir, plus puant que le groupe des célébrants unis par le chant dans la prière. Les convers sont des inférieurs. On les exhorte, au nom de l'humilité et de la charité, à se réjouir de leur état, comme de la nourriture, inférieure elle aussi, qu'on leur sert.»
D'ailleurs, l'installation d'un monastère cistercien avait de temps à autres des conséquences fâcheuses pour la population locale puisque des villages entiers durent se vider de leurs habitants afin de respecter la règle d'isolement. Contrairement aux moines irlandais, saint Bernard méprise le monde. Il écrit: «Mais nous, qui n'appartenons plus au monde, nous avons abandonné pour le Christ la beauté même du monde et, poursuit-il, nous savons du reste que l'office du moine n'est pas d'enseigner, mais de pleurer.» En effet, à quoi bon enseigner puisque, selon lui, «engendrés du péché, pécheurs, nous engendrons des pécheurs; nés des débiteurs, des débiteurs; nés corrompus, des corrompus; nés esclaves, des esclaves. Nous sommes des blessés dès notre entrée dans ce monde, durant que nous y vivons et lorsque nous en sortons; de la plante des pieds jusqu'au sommet de notre tête, rien n'est sain en nous». L'homme est pécheur et la seule manière pour lui de s'en sortir c'est par la pénitence. Il est clair qu'on ne peut être digne du Christ si l'on n'a pas souffert autant que lui: «Heureuse l'âme qui met sa gloire dans la croix; c'est par elle qu'elle triomphera, si toutefois elle persévère et qu'aucune tentation ne la fasse descendre. Qu'elle prie, attachée à cette croix, qu'elle supplie son Maître de ne pas permettre qu'on l'en arrache. Qui que ce soit qui nous appelle, ne descendons pas pour répondre: ni la chair ni le sang, ni même l'esprit n'ont le pouvoir de nous enlever à ce gibet où nous sommes liés jusqu'à la mort.» Et à un jeune homme qui désire entrer à Clairvaux, il tente de le rassurer quant à la rigueur de l'ordre: «Le Christ vous tiendra lieu de mère, (...) et les clous de la croix qui percent Ses mains et Ses pieds perceront aussi les vôtres: vous serez Son fils.»
L'homme, incapable de faire le bien, doit se contenter de faire pénitence pour que Dieu lui pardonne ses péchés. Tout ce qui est susceptible de le dévier de cette voie est à rejeter avec force. Saint Bernard exige, par exemple, un dépouillement extrême, à tel point qu'il va prescrire dans le chapitre général que les églises et autres lieux des monastères ne reçoivent aucun décor sculpté ou peint et il interdit l'usage des vitraux en couleur car «lorsqu'on les regarde, on néglige souvent l'utilité d'une bonne méditation et la discipline de la gravité religieuse».
C'est évidemment une attaque directe contre le mouvement des cathédrales. On connaît bien son acharnement contre Abélard mais celui-ci ne sera pas le seul visé. Saint Bernard veut littéralement saper la vaste entreprise d'éducation de la population. Il ira, par exemple, exhorter les parisiens à quitter les villes car ils trouveront bien plus dans les forêts que dans les livres. L'un de ses amis, Guillaume de Saint-Thierry, écrit que Saint Bernard «pensait acquérir le meilleur en méditant et en priant dans les forêts et dans les champs, et n'avoir en cela nul maître, sinon les chênes et les hêtres...» Prier dans la forêt, selon Guillaume de Saint-Thierry, c'est bien. Par contre, il dénonce l'école de Chartres qui explique la création du premier homme, non à partir de Dieu, mais de la nature, des esprits et des étoiles. Guillaume de Conches répondit à cela: «Ignorant les forces de la nature, ils veulent que nous restions liés à leur ignorance, nous refusent le droit de recherche, et nous condamnent à demeurer comme des rustauds dans une croyance sans intelligence.»
Cette «croyance sans intelligence», c'est l'extase mystique réalisée par la mortification et la pénitence. La relation de l'homme à l'ordre divin n'est pas intelligible, elle relève d'une perception inexplicable, comme le décrit lui-même Bernard de Clairvaux: «Souvent [le Verbe] est entré en moi, et parfois je ne me suis pas aperçu de son arrivée, mais j'ai perçu qu'il était là, et je me souviens de sa présence. Même quand j'ai pu pressentir son entrée, je n'ai jamais pu en avoir la sensation, non plus que son départ. D'où est-il venu dans mon âme? Où est-il allé en la quittant?»
Le succès de Bernard de Clairvaux - les abbayes cisterciennes se développeront à travers toute l'Europe et deviendront un lieu de passage presque obligé pour la hiérarchie de l'Eglise - tient d'abord à son manichéisme populiste. En effet, il fustige, à juste titre, la corruption des puissants mais c'est pour imposer une vision fixe du monde où s'opposent lumière et ténèbres, esprit et matière. Ensuite, en justifiant l'ordre féodal, il rassurait plutôt les seigneurs et les chevaliers dont le pouvoir se voyait conforté par la bénédiction de saint Bernard s'ils s'engageaient à défendre le Christ. Saint Bernard n'a pas seulement prêché pour la deuxième croisade à Vézelay en 1146, il s'est également engagé à créer selon ses propres termes une «nouvelle chevalerie, une chevalerie de Dieu» - l'ordre du Temple. Pour lui, tous les principes de la chevalerie sont bons dès lors qu'elle s'éloigne des frivolités de ce monde. Pourquoi, d'ailleurs, tuer de «manière arbitraire» puisqu'en tuant «au nom du Christ», on évite le péché:
«Les chevaliers du Christ livrent en pleine sécurité le combat de leur Seigneur, n'ayant à craindre ni le péché s'ils tuent, ni la condamnation s'ils périssent (...). En tuant un malfaiteur, ils ne commettent pas un homicide, mais suppriment un mal. (...) La mort qu'ils donnent est le profit du Christ (...).»
«Sans doute le meurtre est-il toujours un mal, et je vous interdirais de tuer ces païens si nous pouvions d'une autre manière les empêcher d'opprimer les fidèles. Mais dans notre condition présente, mieux vaut les combattre (...).»
Au lieu de faire reculer le paganisme ou l'hérésie par l'éducation de la population, saint Bernard propose une solution beaucoup plus radicale qui ne fut pas pour déplaire aux seigneurs.
Sur des épaules de géants
Nous connaissons ces dernières années une vague de pessimisme dont la nature est similaire à la pensée d'un saint Bernard. L'intervention de l'homme est considérée comme destructrice et on ne compte plus les «croisades» contre le progrès scientifique et technologique. Nos dirigeants tentent de nous convaincre que les ressources sont fixes et qu'il n'y en a pas assez pour tout le monde, que l'ordre financier actuel, certes injuste pour une grande partie de la population mondiale, est immuable, qu'il faut s'y adapter et que seuls les utopistes pensent pouvoir l'ébranler.
Bernard de Chartres disait: «Nous sommes des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu'eux, ce n'est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c'est parce que nous sommes élevés par eux.» En nous hissant sur les épaules des bâtisseurs de cathédrales, nous voyons qu'il est possible aujourd'hui de relever ce défi.
( A - article de Philippe Messer – A la lumière des cathédrales )
Revenons donc à Notre Chantier Cathédrale
Il ne faut pas sous estimer la main d’œuvre de l’époque décrite (notamment à Chartres) comme « des hommes et des femmes de toutes conditions qui s’attèlent aux chariots emplis « de vin, de froment, de pierres, de bois et d’autres choses nécessaires pour vivre et pour bâtir des églises » avec parfois des centaines d’individus pour traîner la charge. Toutefois nous nous attacherons à décrire les principaux corps représentés sur ce chantier.
Les maîtres maçons, maîtres d’œuvre.
À partir du XIVème siècle, l'on rencontre le terme magister lathomorum . À cette époque, les maçons « prêtent serment devant le chapitre » et deviennent « maître juré et maître de l’œuvre de la cathédrale ». Ils sont alors des maîtres reconnus par une juridiction officielle qui consacre leur expertise. De nombreux textes indiquent qu'une fois l'édifice terminé, les maçons constructeurs se fixaient à demeure et étaient promus maîtres d’œuvre pour le maintien et l'embellissement de la construction. Ils devaient prêter serment devant les clercs. Dans nombre de cas, le récit d'événements ponctuels permet d'imaginer ce qu’étaient les conditions d'intervention des maîtres maçons, grâce notamment au détail des frais relevés dans les registres des comptes de la fabrique. En effet, comme dans toute bonne organisation, les responsables tenaient le compte des recettes et dépenses. Les pièces justificatives qui s'y trouvent attachées ou commentées nous permettent aujourd'hui d'avoir connaissance de certains faits précis. (1)
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Pendant des siècles, la responsabilité de la conception et celle de la mise en œuvre ont donc été assurées par une seule et même personne. Au XIIème siècle, le développement des grands chantiers va, par obligation, amener les maîtres maçons responsables de l’œuvre à donner plus de leur temps à la direction des exécutants et à moins s'engager que par le passé dans les tâches manuelles. Citons à ce propos l'indignation de Nicolas de Biard, contemporain de Pierre de Montreuil, qui s'exclame: «Dans ces grands édifices il est accoutumé d'y avoir un maître principal qui les ordonne seulement par la parole, mais n'y met jamais la main, et cependant il reçoit des salaires plus considérables que les autres. Les maîtres maçons ayant en main la baguette et les gants disent aux autres : Par ci me le taille, et ils ne travaillent point et cependant ils reçoivent une plus grande récompense » (3)
Nous n'avons aucune trace de ce qui pourrait ressembler à une école d'architecture au sens moderne. Comment un jeune apprenti pouvait-il accéder à la position et aux responsabilités du professionnel chargé d'une construction engageant des capitaux importants ? Comment se perfectionnait-il ?
Pierre du Colombier écrit: « Une vanité enfantine, née au XIXème siècle, nous fait croire que, pour élever de grands monuments, il faut connaître les lois de la résistance des matériaux et la répartition des efforts. Grâce à Dieu il n'en est rien et pendant des siècles on s'est fort bien passé de tout cela. On s'en passerait encore au besoin [... ] Quand la bâtisse s'écroulait c'est qu'on s'y était mal pris et on recommençait d'une autre façon. » (3)
Faute d'informations sur l'existence d'un enseignement du type universitaire et théorique, on peut penser que pendant des siècles les connaissances acquises l'étaient par la transmission de maître à élève tout autant que par l'expérience et les réalisations. Si, effectivement, pour un certain nombre de constructions prestigieuses nous connaissons le nom de l'architecte, nous ignorons de qui il pouvait se déclarer l'élève. Très souvent, l'existence d'un architecte nous est révélée non pas à l'occasion d'une prouesse technique mais par l'indication d'un fait relatif à l'organisation du chantier ou purement domestique, sans que son histoire personnelle soit toutefois évoquée. Ainsi en est-il, par exemple, de maître Jean des Carrières qui, en 1300, prête serment de maître maçon juré de l’œuvre à Chartres ou de maître Jean Perrier à qui, en 1362, l'on alloue une chambre particulière dans la loge aux maçons de Rouen.
On distingue trois modes de transmission et de développement technique qui ont eu cours tout au long des années précédant l'apparition des premiers ouvrages imprimés. Il s'agit de la transmission de maître à disciples, qui fut probablement la plus courante et dont nous connaissons peu de chose, et de la communication à travers les liens familiaux. Enfin, les échanges de savoirs et d'expériences à l'occasion d'expertises sont attestés par de nombreux exemples et apparaissent dans les comptes de la fabrique. C'est donc à la conscience professionnelle d'un comptable que nous devons de connaître leur existence et le nom des participants, ainsi que les honoraires perçus à défaut des conclusions de l'expertise.
Un empirisme qui présidait à la détermination de la résistance des sols, de l'emploi des matériaux et de l'application des forces entraînait fréquemment des fissures dans les constructions. L’ on faisait alors appel aux avis d'experts, soit des architectes connus pour leurs réalisations. Pierre du Colombier cite le cas de l'expertise à laquelle ont donné lieu les failles de la cathédrale de Milan. En 1392, la fabrique décide de convoquer un conseil de quatorze maîtres réputés, de quatre nationalités différentes, pour donner un avis sur la continuation de l'ouvrage selon son plan primitif. Il est naturel de penser que la comparaison des connaissances et des arguments mis en discussion ne put qu'apporter à chacun une amélioration de son savoir. De semblables réunions d'expertise eurent également lieu en France. Ainsi, à Chartres, en 1316, l'on fit appel aux conseils de Jacques de Longjumeau, Nicolas de Chaumes (maître d’œuvre de Sens de 1319 à 1339) et Pierre de Chelles (constructeur du portail sud de la cathédrale de Paris) afin qu'ils évaluent les réparations nécessaires.
Enfin, il faut insister sur le fait que, malgré les difficultés à se déplacer, on voyageait beaucoup au Moyen Age. La réputation de celui qui était connu pour ses réalisations et ses voyages attirait nombre de confrères et concurrents curieux de découvrir de nouvelles techniques, jusque-là simplement imaginées. Ainsi se perpétuaient les enseignements et se transmettaient les innovations C'est grâce à cela que nous connaissons les voyages de Mathias d'Arras à Prague, de Villard de Honnecourt en Bohême, Allemagne et Hollande. Un ouvrage connu sous le nom des Carnets de Villard de Honnecourt illustre parfaitement le désir qu'avaient les maîtres d’œuvre de transmettre leur savoir. Le contenu des Carnets, datés du premier quart du XIIIème siècle, a été abondamment exploité par des spécialistes du Moyen Age. On trouvera en annexe une approche bibliographique des études les plus récentes.
Grâce à eux, la pierre prenait vie, la lumière devenait couleur, les fresques faisaient parler les murs, les feuilles et les fleurs d'or exaltaient les vases sacrés. Sculpteurs, verriers, mosaïstes, orfèvres, doreurs, enlumineurs, tous anonymes, transformaient une construction en une mémoire de la culture. Leurs œuvres nous permettent de déchiffrer la vie, les croyances, l'environnement, les peines et les joies du monde moyenâgeux. Pour cette raison, nous ne leur serons jamais assez reconnaissants.
Les statuts des peintres et des sculpteurs témoignent des règles qui s'attachaient au choix des matériaux et à leur qualité. On est frappé par les minutieuses prescriptions concernant les matériaux imposés aux artistes pour assurer la beauté autant que la solidité de leurs ouvrages. S'agissait-il d'un tableau ? Il ne pouvait être exécuté « que sur toile neuve à fils de lin ou de soie avec fines et loyales couleurs ». Etait ce une statue ? Elle ne devait « être taillée que dans une pierre de franche et de bon aloi [... ] ou dans du bois qui ne soit ni trop vert ni trop noueux ». Des gardes élus par les membres de la corporation visitaient tous les ouvrages. Et, précisent les textes, s'ils découvraient quelque imperfection, ils exigeaient « l'amélioration », lorsque la correction était possible ; dans le cas contraire, ils lacéraient le tableau ou brisaient la statue (4)
Du vitrail du tailleur de pierre à Chartres (du XIIè), les choses n’ont guère changé, le sculpteur reçoit son bloc de pierre épannelé pour réduire les frais de transport et c’est dans sa loge où il l’a couché qu’il lui donnera la forme voulu. Il restait ensuite à peindre la statue mise en place (car il ne faut pas oublier que les cathédrales étaient peintes)
Les Maîtres verriers sont également les grands de ce chantier et par le bleu spécifique de Chartres (voir ND de la Belle Verrière) ils ont fait dire à Huysmans que la cathédrale de Chartres de par sa couleur de pierre de Berchères et ses vitraux était une belle blonde aux yeux bleus.
Nous pourrions disserter à l’envi sur ces métiers et cette cathédrale mais il nous faut donner un terme à cet exposé et je ne puis que vous remercier d’y avoir été attentif, en espérant vous avoir apporté un peu de lumière sur les zones d’ombre qui pouvaient subsister après la visite de ce bâtiment où avez déjà été vivement renseigné par le guide qui vous y a accompagné.
(1) Jean-François BLONDEL Mystique des tailleurs de pierre, éditions du Rocher, 1997
(2) Christain JACQ, Le message des constructeurs de cathédrales, éditions du Rocher, 1991
(3) Pierre du Colombier Le chantier des cathédrales, éditions Picard, 1973
(4) Ouin-Lacroix, Histoire des anciennes corporations d’art et métiers, Rouen, 1850
(5) Bernard de Clairvaux, Textes politiques, trad. par Paul Zumthor, U.G.E., Coll. 10-18, 1986.
(6) Clerval, Les écoles de Chartres au Moyen Age, 1948.
(7) Georges Duby, Saint Bernard -- l'art cistercien, Flammarion, Coll. Champs, 1979.
(8) Paul Gallagher, First report en Irish monastery movement, 4 août 1995, non publié.
(9) Jacques Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Seuil, Coll. Points, 1985.
(10) L'an mil, présenté par Georges Duby, Gallimard-Julliard, Coll. Archives, 1980.
(11) Martine Mari, Les écoles de Chartres: centre culturel pour l'Europe, Ed. du CCDP 28, Coll. Au temps des Rois, 1990.
(12) Michel Balard, Jean-Philippe Genêt, Michel Rouche, Des Barbares à la Renaissance, Hachette Université, 1983.
(13) Thierry de Chartres, Guillaume de Conches, Bernard de Chartres, Il Divino e il megacosmo, Rusconi, Italie.
(14) Philippe Wolff, Histoire de la pensée européenne, 1. L'éveil intellectuel de l'Europe, Ed. du Seuil, Coll. Point, 1971
© Bernard GASTE 23 avril 2006